Alors... afin de rendre ce blog encore plus narcissique (si c'est possible), j'ai honteusement piqué l'idée de Nine : une chambre secrète, une sorte de placard de l'imaginaire où stocker tout ce qui fait de moi... ben... moi. Alors voilà. Désolée, c'est un peu long, mais c'était sympa à écrire.
Ca commencerait par une porte ; une porte massive, en bois patiné, cloutée de partout, avec une poignée en fer noir torsadé, qui résiste un peu quand on ouvre.
A l'intérieur, il ferait noir, mais pas trop. On sentirait une odeur d'encens et de bois, de fleurs fraîches mouillées et de bambou. Peu à peu, l'œil s'habituerait au demi-jour ; on commencerait à distinguer des objets épars – des blocs trapus, des silhouettes tarabiscotées, des choses recouvertes de toiles, pour les protéger. Ce serait un terrible désordre, mais familier, pas trop menaçant, sauf dans certains coins où l'ombre se ramasse comme un animal tapi.
Il y aurait des choses magnifiques mais fragiles comme des bulles, à manier avec précaution. D'autres choses auraient la solidité rassurante des outils que l'on manie tous les jours, des choses que la main reconnaît et dont elle s'empare avec confiance. D'autres choses encore étranges et attachantes, dont on ne sait pas trop quoi faire, mais qu'on se résout finalement à garder. Des choses qui dorment sous une poussière épaisse et veloutée comme les ailes d'un papillon de nuit, mais que l'on pourrait réveiller en une seconde, si besoin était.
Il y aurait des mélodies lointaines – la Courante de la Première suite pour violoncelle seul, de J.S. Bach, dont ma main gauche se souvient encore (sol-sol-ré-sol/si-do-ré-do...)... l'Air des Fleurs, de Delibes... Jeff Buckley et les Doors... Niyaz et Radiohead, Sigur Ros et Mùm et Massive Attack, et Lamb, et tous les autres qu'on écoute comme on respire.
Il y aurait – miracle – une brassée de pivoines toutes luisantes, rouges et blanches.
Derrière un rideau, il y aurait un grand lit blanc. Dessus seraient amoncelées des étoffes allant du pourpre sombre au violet tirant sur le brun – l'assortiment "prunier rouge", si l'on en croit les notes explicatives du Dit du Genji. Il y aurait aussi un kimono bleu nuit qui chuchote en glissant sur le parquet le long de couloirs interminables. Des fards, des dentelles et des chapeaux. Des bracelets en argent. Il y aurait aussi, bien entendu, une quantité incalculable de chaussures en tous genres.
Il y aurait le Japon imaginé, et le Tibet vécu. Le vent mongol et les champs d'obsidienne islandais. Il y aurait Londres au crépuscule. Et un peu de Bruxelles, pour la mélancolie. Il y aurait Paris un jour d'automne, Strasbourg sous le soleil et Madrid à l'aube. Il y aurait New York, seule dans la rue. Alicante et un cadavre de bélier sur la plage. La Toscane.
Il y aurait, pas trop bien rangés, des livres, des livres et des livres. Usés fatigués cornés, la tranche toute abîmée d'avoir été ouverts et posés à plat, pages contre terre. Ceux qui me donnent envie d'écrire et ceux qui me donnent envie de lire. Ceux qui m'emmènent ailleurs et ceux qui me font rester ici. Ceux qui me font me mordre les lèvres et ceux que je ne lis que le soir. Ceux que je ne comprends pas. Ceux que j'aime d'amour. Les autres.
Il y aurait l'argot d'Albertine Sarrazin et la prose au scalpel de Flaubert. Les inventaires de Zola et les méandres de Joyce. Les fulgurances de Ono no Komachi et les douceurs d'Apollinaire. Les complexités d'A.S. Byatt et le rêve doux-amer d'Haruki Murakami. Il y aurait le Dit du Genji et les légendes arthuriennes, Stephen King pour se faire un peu peur et Jane Austen pour se rassurer. Il y aurait des magazines féminins traînant juste à côté du Miracle, de Kenji Nakagami. Il y aurait tous ceux que je n'ai pas encore lus.
Sur une autre étagère seraient posées des choses pour les jours de pluie – le jour où on m'a dit "vous avez beaucoup de talent", même si c'était juste un prof de fac jugeant une nouvelle écrite en 2 heures. Mon relevé de notes du Certificat d'Aptitude en Japonais. Une déclaration à l'aéroport de Florence. Les choses à la fois rondes et carrées. Une séance d'arts plastiques dans le jardin de mes grands-parents, si hilares tous les trois que tout le quartier est venu voir ce qui se passait. Une gigantesque salade grecque pour 12 personnes (au moins) censée être "ben, pour Marilyn", et cachant un anniversaire pas comme les autres.
Sur une autre encore, des choses à ne bouger sous aucun prétexte.
Pour rester les pieds sur terre, il y aurait un jugement sans appel d'un professeur de français : "elle ferait mieux de s'en tenir aux haïkus".
Il y aurait aussi, dans un coin, un chat ceinture blanche en relations humaines, un moine aux yeux violets toujours de mauvaise humeur, un ange maladroit, un dragon en armure, un cow-boy de l'espace et une mini-lycéenne à couettes. Pas très loin se trouveraient The Hours, Babel, The Thin Red Line, Seven et The Taste of Tea. Histoire de rêver un peu, il y aurait des elfes, Ondine et une Vouivre.
Il y aurait un tatouage tout noir montant le long de la colonne vertébrale. Il y aurait une petite fille blonde au regard gris. Il y aurait Yoshitsune, héros de la pièce de kabuki Kanjinchô, immobile sur la scène du Palais Garnier, en kimono violet et hakama vert, visage invisible sous son chapeau conique et bâton de pèlerin appuyé sur l'épaule. Il y aurait les vierges préraphaélites au regard absent, et juste en face, les sourires de la Renaissance. Des estampes japonaises et les Glaïeuls de Soutine.
Il y aurait ceux que j'ai fait naître : Jeff, le garçon fleuriste voué à l'échec parce qu'il ne peut s'empêcher de traverser la rue chaque fois qu'il voit un feu vert, et Coccinelle, son amoureuse des beaux quartiers. Cécile qui s'est aperçu presque trop tard qu'elle aimait Blue. Judith la danseuse coincée pieds nus sur son palier. Masaïwend qui croyait à tort que l'heroic fantasy, ça s'écrit tout seul. Les enfants mangés par les loups de la toute tout toute première histoire que j'ai écrite. Et une joueuse de koto qui attend que la traduction du livre soit finie pour revenir sur le devant de la scène.
Il y aurait encore plein d'autres choses, mais on ne pourrait pas rester trop longtemps. Dehors, la vie attend.
Evidemment, c'est beaucoup plus classe -- et infiniment moins égocentrique -- quand c'est dessiné... Merci Nine !